Une coproduction de ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants

1922-2016

L’artiste, Paul Picard, notre père, grand-père ou arrière-grand-père est décédé le samedi 1er Octobre 2016. Une semaine plus tard, sa famille et ses amis se sont réunis autour de la mémoire de Paul. Ci-dessous, vous trouverez les textes écrits pour cette réunion par sa fille Marianne et son fils Jean-François.

Marianne:

Quelques mots, quelques souvenirs de papa.

Il m’est arrivé de lui téléphoner depuis le bord de la route pour qu’il me dise quel compositeur ou quelle œuvre j’étais en train d’écouter à la radio. Il allumait France musique et quelques secondes plus tard j’étais renseignée. Il était comme ça. Parfois il hésitait, maman et lui se consultaient : « cette symphonie, la 3ème ? la 4ème ?» La marge d’erreur n’allait guère plus loin. Il se souvenait de la salle où il avait entendu tel concerto pour la 1ère fois, quel chef dirigeait, quel soliste jouait. A propos d’un artiste, d’un penseur, d’un scientifique, il précisait parfois : « Tu sais qu’il est juif ». «Tu sais», disait-il, parce qu’il soupçonnait notre ignorance sans se résoudre à y croire.

Le jour de son arrivée à Saint Damien [où il était hospitalisé] il reçut la visite de l’aumônier. Un homme grand, bien charpenté, affable. Papa entendait mal et comme il ne voulait pas faire répéter, il avait pris l’habitude de se tourner vers une tierce personne pour chercher un appui. Quand il se fut assuré d’avoir bien compris, mon papa tout petit, fragile, cloué au fond de son lit parut se dresser. Peut-être même leva-t-il un doigt pour asséner, avec une virulence qu’on ne lui soupçonnait plus, que l’aumônier ne voudrait pas le recevoir parmi ses ouailles. Et d’ajouter avec l’emphase toute théâtrale qu’il lui arrivait de cultiver : « Je suis le peuple déicide». « Je suis », a-t-il dit. Pas « j’appartiens », « je suis ». Il fut bien un peu confus ensuite d’avoir si mal accueilli cet homme qui n’en pouvait mais.

Papa aimait déclamer. A Saint Damien toujours, nous avons récité ensemble ces quelques vers du songe d’Athalie. Ce songe ? un patrimoine quasi familial : «Même elle avait encore cet éclat emprunté / Dont elle eut soin de peindre et d’orner son visage, / Pour réparer des ans l’irréparable outrage. » Il s’appelait Paul Samuel Picard. Il était athée, il ne jeûnait pas même à Yom Kippour. Il a dû mettre les pieds deux fois dans une synagogue, une fois pour sa bar mitzva, une fois pour mon mariage. Sans compter la visite de rares chefs-d’œuvre architecturaux épargnés par les horreurs des siècles. La synagogue de Prague, qu’il put encore voir avec maman. Il était de ces juifs sans religion mais avec une histoire. L’histoire avait gravé sa judéité en lui bien plus sûrement que la circoncision.

Cet été 2016, le 20 août, il racontait à Garance, l’aînée de ses arrière-petits-enfants, ses souvenirs du Front populaire. Il expliquait qu’il y avait eu à Nancy une poussée d’antisémitisme encore plus violente que d’habitude. « Je me souviens, disait-il, d’avoir vu un défilé de 600 membres de l’Action française qui rythmaient leur marche avec une canne. Et je peux dire que c’était impressionnant. » La semaine dernière encore il se félicitait d’avoir pu transmettre cette mémoire à Garance.

Mais son judaïsme ne tenait pas qu’aux persécutions. Il admirait une tradition intellectuelle qui fait de l’étude le bien suprême. Et peut-être parce qu’il était au fond d’une grande naïveté il associait à cette étude désintéressée une conscience, une valeur morale exigeante. A son âge avancé et malgré tout ce que la vie avait pu lui apprendre, il s’enthousiasmait toujours pour des personnalités qu’il jugeait « extraordinaires », pourvu qu’il pût les croire probes, soucieuses du bien général : deux qualités indissociables. Un homme, une femme « tout à fait extraordinaire », c’était son mot.

A la retraite, il s’était essayé à diverses formes d’expression, musique, écriture. Il a finalement bien choisi, il laisse une œuvre intéressante, des compositions originales, des reproductions, des illustrations, des poèmes. Une œuvre qui lui tenait à cœur. Il se félicitait qu’elle lui survive. Comme l’a dit un jour Nathanaël « Papypapy est un artiste. » Pour ses arrière-petits-enfants, il était Papypapy. C’est pour eux qu’il demandait qu’on perpétue une autre mémoire, celle, et je cite son expression, du «patriarche bienveillant». Chacun d’entre eux le retrouvera dans cette expression. Je voudrais l’illustrer par une des photos affichées, une photo des années 70. Avec maman il y fait ses premiers pas de « patriarche bienveillant ». Sur une chaussée bouseuse, ils font sauter un Pascal radieux, Pascal l’aîné de leurs petits-enfants. Et chacun de leurs petits-enfants peut s’imaginer là, entre eux deux, avec cette attention et cette tendresse. Ils y furent tous. Ils y eurent tous leur place. Et pour chacun des arrière-petits-enfants, avec puis sans maman, il fut ce « patriarche bienveillant ».

Il me reste à ajouter qu’il tenait à cette cérémonie, qu’il aurait aimé nous savoir ainsi nombreux serrés autour de lui et qu’il n’aurait pas manqué d’apprécier le choix de la place Salomon Grumbach et du Ptit resto de la Mer Rouge.

Jean-François:

Il y a sept ans, nous disions adieu à mamie. Aujourd’hui en saluant la mémoire de papi, je sais que nous disons adieu à mamie une deuxième fois, tant leurs vies ont été intimement liées.

« Adieu » est un terme qui pose problème, parce que papi et mamie ne croyaient pas en l’existence d’un quelconque Dieu, mais le terme « au revoir » serait encore plus inapproprié parce que l’un comme l’autre ne croyaient pas à une vie après la mort. L’un comme l’autre ne voulaient pas de cérémonie religieuse, ni même de cérémonie du tout, mais je pense, mais je sais, qu’ils auraient été heureux de nous savoir réunis ce soir, heureux de savoir que ce soir autour de leurs six enfants, ne sont présents que des êtres chers dont aucun n’est venu pour célébrer uniquement un rite social.

Maintenant, je demande pardon à leurs petits-enfants, mais il m’est difficile de dire papi et mamie, je préfère employer papa et maman.

J’ai le sentiment, un peu outrecuidant je l’avoue, que papa et maman avaient quelque chose d’exceptionnel. Sans doute pas au sens de leurs qualités personnelles et intrinsèques, mais au sens de ce qu’ils ont réussi à construire.

Je disais il y a sept ans que Maman avait eu une vie dure, et qu’elle avait eu une vie douce. Je peux le redire pour papa, tant leurs destins se ressemblent, tant ce qu’ils ont créé a été une œuvre commune.

Comme maman, papa a eu une vie dure, que les événements qui ont déchiré le Monde lui ont imposée. Juif né en 1922, il était toute jeune homme quand la barbarie a submergé l’Europe. Je me rappelle le récit qu’il nous faisait de la situation à Nancy, lorsqu’il était jeune lycéen au lycée Poincaré, avec l’extrême-droite qui tenait le haut du pavé, et avec l’antisémitisme en toile de fond d’une société intolérante et violente.  Il n’avait que 17 ans quand  la Seconde guerre mondiale et son cortège d’horreurs a éclaté. A l’âge où on commence ses études supérieures, il a dû se cacher, fuir, vivre une vie de clandestinité, en connaissant  la peur, la faim, et la terreur  que les gens qu’il aimait soient arrêtés et déportés. Il a pu se réfugier en Suisse grâce à Pierre, son cousin ici présent, qui avait de la famille dans ce pays. Il a vécu dans des camps de réfugiés, puis après avoir suivi une formation militaire, il a terminé la guerre comme aspirant officier. A la fin du conflit mondial, il était à Vienne dans les troupes d’occupation. Cet épisode l’a profondément marqué, et le comportement des troupes françaises l’a amené à se poser beaucoup de questions.

Une vie dure aussi parce que  les années qui ont suivi la fin de la guerre ont été très difficiles, pour papa et maman. Je ne sais pas si leurs petits enfants savent que leur papi et leur mamie ont habité au début dans une chambre gagnée sur un couloir, puis que grâce à  Denise Houard ils ont fini par dégoter une loge de concierge qui tenait du taudis, chauffée avec un poêle à sciure qui chauffait peu mais enfumait la pièce, toujours inquiets pour leur premier bébé car des rats se baladaient la nuit dans la chambre.

Une vie dure enfin parce que papa, qui avait été obligé d’interrompre ses études au début du conflit mondial, a dû gagner sa vie après sa démobilisation, sans avoir de qualification reconnue. Il a trouvé du travail dans des usines de chaussures, un travail d’ouvrier très dur dans le bruit et la poussière, avec des trajets éreintants. Leur vie s’est améliorée quand ils sont venus s’installer à Belfort, et que papa a travaillé à la Cordonnerie parisienne.

Mais même si ce travail de directeur adjoint du magasin était moins dur physiquement, il restait très astreignant. Je me souviens, et c’est un souvenir très agréable de petit garçon, que nous nous rendions tous les dimanches au magasin pour vérifier je crois qu’il n’y avait pas eu d’intrusion, mettre en place des grilles et relancer le chauffage. Ce qui était un moment très agréable pour le petit garçon qui courait dans les rayonnages, était vécu très différemment par papa, qui aurait préféré, on s’en doute, occuper autrement la fin de son court week-end. C’était aussi l’époque où papa n’avait que 15 jours de vacances dans l’année.

Peut-être encore plus dur pour papa, a été l’obligation de renoncer à tous les métiers plus intellectuels dans lesquels il aurait excellé. Il s’était astreint à passer et réussir une licence de droit après la guerre. Pour cela il avait travaillé seul le soir, après sa journée d’ouvrier de la chaussure, avec pour seule aide maman à laquelle il récitait ses cours ! Malheureusement il n’a pas eu l’opportunité d’utiliser cette licence à des fins professionnelles. Ses enfants et petits enfants connaissent sa très vaste culture, dans les domaines de la peinture et de la musique par exemple. C’était un homme plutôt brillant dont la vie aurait pu être tout autre, si les vicissitudes de l’époque troublée dans laquelle s’est déroulée sa vie, lui avaient laissé une chance de s’épanouir.

Une vie dure, mais une vie douce aussi, et celle-là c’est celle que maman et papa se sont construite. Ils ont choisi de construire une famille très unie, qui tenait parfois vue de l’extérieur d’un fonctionnement … un peu tribal. Je parlais tout à l’heure de leurs six enfants, et ce n’était pas une erreur. Papa et maman ont aimé leurs gendres et leur belle-fille, comme des enfants que la vie leur avait donnés, et ceci à la même hauteur que les trois enfants auxquels ils avaient donné la vie. Anne-Marie, Claude et Dominique, le leur ont bien rendu, et ont adhéré à ce mode de fonctionnement familial, qui parfois et notamment au début a dû leur paraître un peu « spécial ». Je voudrais maintenant remercier tout particulièrement Marianne et Claude, Catherine et Dominique pour le dévouement extraordinaire dont ils ont fait preuve dans les dernières semaines à l’égard de papa. Habitant à quelques centaines de mètres de la rue de Belfort, ils ont été particulièrement sollicités, et il y a une sorte d’abnégation dans la façon dont ils ont accompagné papa, de jour mais aussi de nuit.

Après leurs six enfants, papa et maman ont eu la joie d’avoir des petits-enfants.  Ils ont été le sel de leur vie quand ils ont pris leur retraite. Papi et Mamie ont suivi avec attention vos joies, vos peines, vos parcours scolaires et professionnels, … vos amours aussi. Papi, lui, a toujours été persuadé que vous étiez pleins de qualités et sans aucun défaut ! Personnellement, nous, ses enfants, en sommes un peu moins convaincus, mais il demeure qu’il était persuadé que tout allait vous réussir, que vos patrons par exemple allaient reconnaître en vous les êtres exceptionnels que vous étiez, que vous étiez promis à un brillant avenir, et que vos vies seraient pleines de joies simples. Que cela ne vous monte pas à la tête toutefois, il était également persuadé par exemple, que j’étais le meilleur chef d’établissement de l’académie, et que mes supérieurs allaient forcément s’en apercevoir. Et dans les deux cas, chacun de nous sait ce qu’il en est !

Papa répétait à l’envi que leur plus grande réussite, à Mamie et à lui, était Montchavin. C’est parce qu’ils goûtaient à 200% les heures que nous y avons passées tous ensemble, et notamment celles passées avec leurs petits-enfants. Ce ne sont désormais que des souvenirs, mais des souvenirs ô combien chers à nos cœurs. Qui a oublié la tarte aux myrtilles que Raphaël a renversée sur la moquette de l’appartement des voisins pour mon anniversaire ? Qui n’entend encore les discussions nocturnes des filles dans le refuge, et leurs rires étouffés ? Chacun revoit dans sa tête les parties de luge ou le traditionnel repas de fin de séjour, le regard concupiscent de Pascal devant une crêpe au miel et aux noix, dite « de chez nous », ou d’Anne devant des ravioles. Tous ces souvenirs heureux c’est à Mamie et à Papi que nous savons les devoir.

Maman a eu la joie de connaître 5 arrière-petits-enfants, qu’elle appelait le plus souvent « les bons cocos ». Papa lui en a connu seize. Ces bons cocos ont compté beaucoup pour eux, et comme pour leurs petits-enfants, je crois que Papa les croyait sans défaut.

Anne et Nicolas ont appelé leur fils Paul, et leur fille Jeanne. Ce n’est évidemment pas que parce que c’étaient les prénoms respectifs de papa et de sa mère, mais je sais que cela lui a fait très plaisir. Son dernier tableau, est dédié à « Paul de la part de Paul ».

Papa se voyait en patriarche avec sa nombreuse descendance. Cette pensée lui était douce, surtout parce qu’il voyait que ses enfants et petits-enfants avaient fait leur, au moins en partie, le modèle familial qui a été la colonne vertébrale de la vie qu’il avait construite avec Maman. Mais il ne voulait pas que ses petits-enfants et arrière-petits-enfants, gardent de lui uniquement le souvenir des dernières années, encore moins celui des dernières semaines. Il voulait que vous connaissiez en lui l’homme jeune, qu’il fut, l’homme cultivé, passionné de peinture et de musique, qu’il fut. C’est pour cela que nous avons exposé des photos des jours heureux. Il souhaitait ardemment que ses œuvres picturales soient le vecteur du souvenir que vous allez garder de lui, et c’est pourquoi nous avons apporté quelques-unes de ses peintures, qu’il affectionnait tout particulièrement.

Les derniers mois ont été très difficiles pour Papi : son corps, son esprit le trahissaient et il souffrait beaucoup. Il avait perdu son autonomie, et pour un homme tel que lui, c’était terrible ! Ne plus se sentir capable de faire ses mots croisés, de se déplacer seul avec ses bâtons, de lire tous les jours des journaux en anglais, en allemand ou en espagnol, sur internet, lui avait fait perdre le goût de vivre, lui qui l’avait pourtant chevillé au corps. Nous l’avons tous accompagné du mieux que nous pouvions, de notre présence, de notre amour, mais ce n’était plus assez pour qu’il ait envie de continuer.

Papi, tout comme Mamie,  n’accordait aucun crédit à la notion d’immortalité de l’âme. Il ne voulait pas d’enterrement et pas de cimetière, ne voulait pas que nous accompagnions sa dépouille, convaincu que la poussière qui reste de chacun d’entre nous, ne représente rien.

Je l’avais dit pour Mamie, je le redis pour Papi. Il ne voulait pas de tombe comme dernière demeure. Le seul endroit qu’il voulait habiter c’est la place qu’il occupe dans le cœur de chacun de ceux qui continueront à l’aimer. Celle-là est immense et lui est acquise. La seule promesse qu’elle et lui auraient accepté qu’on leur fasse, c’est celle d’être heureux malgré l’injustice de notre bref passage sur Terre.

Vous ses petits-enfants, soyez heureux, le plus que vous le pourrez. Je ne puis vous dire, qu’ils le verront avec joie d’un « là-haut », auquel ils ne croyaient pas, mais s’il y a un sens à notre passage ici-bas, c’est celui auquel ils croyaient et tenaient si fort. Tout comme Mamie, c’est en vous et en vos enfants, que Papi vit encore.

Pas de cérémonie donc, parce qu’il n’en voulait surtout pas. Nous avons préparé la seule chose qu’il aurait acceptée : un moment de convivialité autour d’un pot.